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Les preuves des négociations de l'été 1940 entre le PCF les nazis révélées à la séance de l'Assemblée nationale du 9 décembre 1947

Le 9 décembre 1947, à la suite d'une polémique l'opposant à la députée communiste Denise Ginollin, le député MRP Pierre de Chevigné lit dans l'hémicycle plusieurs documents prouvant que l'élue du Parti communiste a sollicité en juin 1940 la Kommandantur pour obtenir l'autorisation de publier l'Humanité et qu'après avoir été arrêtée par la police française pour cette démarche elle a été libérée par les Allemands.

Les documents cités sont tirés du dossier d'instruction ouvert à la suite de l'arrestation les 20 et 21 juin 1940 de Maurice Tréand et de trois de ses camarades, Denise Ginollin, Jeanne Schrodt et Valentine Grunenberger, pour une tentative de reparution de l'Humanité dont la publication avait été suspendue le 26 août 1940 en raison de son soutien... au Pacte germano-soviétique.

Ce sont dans l'ordre la déposition de Ginollin, le procès-verbal des documents saisis sur la militante communiste, l'interrogatoire de Tréand, les dépositions de Schrodt et celle d'un témoin, l'imprimeur Dangon, deux lettres de l'administration pénitentiaire annonçant les libérations de Ginollin et de Tréand et mentionnant l'intervention des Allemands, et enfin le procès-verbal rédigé par le commissaire Lafont.

La lecture de ces pièces est ponctuée par les réactions indignées des députés communistes qui contestent toute négociation avec les autorités allemandes : 

- Fernand Grenier : "Entre 1940 et 1944, les collaborateurs et rédacteurs de l'Humanité ont été fusillés par suite de l'action de ce journal et parce qu'il paraissait clandestinement. Voilà la vérité !";
- Georges Cogniot : "Vous devriez avoir honte de la besogne que vous faites"; "C'est absolument faux.", "Qui vous a remis ces documents ?" "Signé Jules Moch [ministre de l'Intérieur].", "C'est du Jules Moch !"; 
- Madelaine Braun : "C'est un roman d'Agatha Christie que vous nous racontez là.";
- Jacques Duclos : "C'est un rapport de flic. Vous en êtes alors ?", "Vingt-deux, v'là les flics !";
- Eugénie Duvernois : "C'est de la provocation.", "C'est une insulte à nos morts !", "C'est du roman policier !";
- Marcel Servin : "Quand aurez-vous fini de calomnier le parti qui à verser son sang plus que tous les autres partis réunis.", "Quand on parlait de poubelles, tout à l'heure, on était trop modeste.", "Je constate simplement qu'il a fallu deux ans pour forger ces documents.";
- Arthur Ramette : "On a mis deux ans pour fabriquer un faux.", "Oh oui ! c'est « moche » [moche / Moch]. Les rédacteurs manquent d'imagination."

A la fin de son intervention Pierre de Chevigné annonce aux communistes qu'il publiera le lendemain dans son journal toutes les documents qu'il vient de citer et qu'ainsi ils pourront le poursuivre pour diffamation s'ils en contestent l'authenticité. En conclusion, il fait la déclaration suivante :

"Je referme ce dossier. Je crois que la cause est entendue.
Avant l'armistice, c'est ce qui est le plus grave, alors que le feu n'avait pas cessé, alors que des Français mouraient encore, alors que déjà, dans l'Empire et les territoires alliés, des hommes reprenaient la lutte, d'autres Français pensaient à s'arranger avec les autorités allemandes pour reprendre leur activité partisane."

Absente à la séance du 9 décembre, Denise Ginollin répondra aux accusations de Pierre de Chevigné à celle du 11 décembre en déclarant que ces accusations ne sont que des calomnies, des mensonges et des insultes visant à discréditer le Parti communiste avec des documents qui ne sont que des "faux dignes des officines de la Gestapo".

Après avoir décrit les négociations des 18, 19 et 20 juin 1940 entre le Parti communiste et les Allemands (I), on reviendra sur la polémique entre les députés Pierre de Chevigné et Denise Ginollin aux séances des 5 et 6 décembre 1947 (II), puis on suivra le député des Basses-Pyrénées dans sa lecture, à la séance du 9 décembre, des dépositions de Denise Ginollin (III) et de Maurice Tréand (IV) ainsi que des pièces complémentaires tirées du dossier d'instruction (V), et enfin on évoquera la fin de cette polémique à séance du 11 décembre (VI).


Partie I

Négociations des 18, 19 et 20 juin 1940

Engagée avant même la signature de l'armistice franco-allemand autrement dit avant même l'arrêt des combats, la première négociation entre le Parti communiste et les envahisseurs allemands s'est tenue les 18, 19 et 20 juin 1940.

Répondant à des Instructions de l'Internationale communiste, cette négociation a eu pour unique objet la reparution de l'Humanité dont la publication avait été suspendue le 26 août 1939 en raison de son soutien... au Pacte germano-soviétique.

Elle a pris la forme de plusieurs rencontres entre une militante communiste, Denise Ginollin, et un officier de la Propaganda Staffel Frankreich, le lieutenant Weber.

Cette militante a agi sur les ordres de Maurice Tréand, membre du Comité central, responsable de la commission des cadres et adjoint de Jacques Duclos, chef du Parti communiste clandestin.

Le 20 juin, après avoir obtenu à 16 heures l'autorisation de publier l'Humanité et soumis à 18 heures les articles devant paraître dans le premier numéro de l'Humanité légale, Denise Ginollin, munie d'un laissez-passer signé par le lieutenant Weber, devait revenir à 22 heures pour obtenir le visa définitif de la Kommandantur sur les modifications demandées.

A 20 h 30 près du Métro Saint-Martin, la militante communiste a rencontré comme prévu Maurice Tréand et Jeanne Schrodt pour faire le point sur les négociations.

C'est à ce moment qu'ils ont été arrêtés par la police française qui les soupçonnaient de vouloir faire reparaître l'Humanité.

Sans nouvelles de Denise Ginollin, le lieutenant Weber, passé le délai d'une heure qu'il avait accordé, a informé l'Etat-major que l'Humanité ne paraîtrait pas le lendemain :

"Le 20 juin à 23 heures, l'envoyé de l'Humanité n'ayant pas présenté les modifications demandées, ce journal ne paraîtra pas le 21 juin". (1)

C'est donc l'intervention de la police française qui a empêché la parution du premier numéro de l'Humanité sous censure allemande !!!

Le 21 juin, les trois suspects et une quatrième personne arrêtée le jour même, Valentine Grunenberger, ont été auditionnés par le commissaire Lafont. Le lendemain, sur la décision du Juge Pihier, Maurice Tréand et les trois militantes ont été incarcérés respectivement à la Santé et à la Petite Roquette.

Le 25 juin, les quatre détenus communistes ont été libérés... à suite d'une intervention d'Otto Abetz qui a été sollicitée par Me Robert Foissin, avocat communiste de Maurice Tréand. 

Le lendemain, à l'invitation du diplomate allemand, une délégation du Parti communiste s'est rendue à l'ambassade d'Allemagne pour reprendre les négociations interrompues par la police française....

(1) Jean-Pierre Besse, Claude Pennetier, Juin 40, la négociation secrète, 2006. p. 57.


Partie II

Séance du 5 décembre 1947

Le 5 décembre 1947, à l'Assemblée nationale, un député communiste interpelle le ministre de l'Intérieur, Jules Moch, socialiste, sur les événements de la veille à Valence où une tentative de réoccupation de la gare qui avait été évacuée de ses grévistes dans la matinée a été marquée par la mort de trois manifestants selon l'interpellateur, de deux selon le gouvernement.

Dans le débat qui suit la réponse du ministre de l'Intérieur, Denise Ginollin, députée communiste de la Seine, monte à la tribune pour une intervention au cours de laquelle elle s'emporte contre "un Gouvernement qui répond par les coups et les balles lorsque les travailleurs réclament du pain". (1)

Après quelques phrases supplémentaires, une voix s'élève pour accuser l'élue du Parti communiste d'avoir été libérée par la Gestapo après son arrestation en juin 1940 par la police française.

Sur les bancs communistes on s'indigne de cette calomnie qu'on attribue au député MRP Pierre de Chevigné.

Mis en cause, le député des Basses-Pyrénées répond en indiquant qu'il n'est pas l'auteur du propos incriminé et en formulant une double question : est-il exact que Mme Ginollin a été arrêtée par la police française en juin 1940 ? et dans quelles conditions a-t-elle été libérée ?

Le président met fin à l'incident en affirmant que "si un député a déclaré que Mme Denise Ginollin avait été délivrée par la Gestapo, il a eu tort et je le rappelle à d'ordre". (2)

(1) Journal officiel du 5 décembre 1947, p. 5520.
(2) Ibid.


Séance du 6 décembre 1947

Le 6 décembre, Denise Ginollin tient dès le début de la séance à répondre aux accusations de la veille même si l'auteur supposé est absent :

"M. le président. Le procès-verbal de la séance du vendredi 5 décembre a été affiché et distribué.
Il n'y a pas d'observation.

Mme Denise Ginollin. Je demande la parole.

M. le président. La parole est à Mme Ginollin. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

Mme Denise Ginollin. M. de Chevigné est absent et je le regrette; mais, comme il a voulu me mettre en cause hier, j'ai à répondre à l'accusation qu'il a lancée contre moi.
Il s'est, en effet, permis de poser une question qui met en cause mon honneur de française et mon honneur de communiste. Je dis bien « de Française et de communiste », car ce n'est pas sur les bancs de ce côté de l'Assemblée (l'extrême gauche) ! qu'il faut chercher les collaborateurs mal blanchis. (Applaudissements à l'extrême gauche.)
L'accusation qu'il lance n'est d'ailleurs pas très précise; je vais apporter à notre collègue les précisions qui lui manquent. M. de Chevigné indique que j'ai été libérée par la Gestapo en 1940. Il a sans doute trouvé cette accusation dans les poubelles de l'Epoque, du Figaro ou dans celles de M. Daladier, l'homme de Munich, l'homme qui a trahi la France et qui a ouvert les camps de concentration dans lesquels les Allemands ont pu trouver les patriotes et les assassiner à leur aise. (Applaudissements à l'extrême gauche.) Mais il s'agit de mes titres de résistance. Et, comme j'ai l'habitude de ne parler que de ce que je connais bien, je suis à l'aise pour les mentionner.
J'ai été arrêtée en 1940. C'est vrai je n'ai pas à en rougir aujourd'hui, je l'ai été par la police française en tant que militante communiste. (Applaudissements à l'extrême gauche.)
J'ai été relâchée en juillet 1940. C'est vrai. Je n'ai pas non plus à en rougir. J'ai été relâchée avec un groupe de femmes de la prison de la Roquette arrêtées pour propos dans les queues ou faits de ce genre sans aucune intervention de personne. Quand elle s'aperçut de son erreur, au lendemain de ma libération, la police française aux ordres des boches, se présenta à mon domicile, dans le XXe arrondissement pour m'arrêter de nouveau, définitivement cette fois, comme elle avait arrêté les militants communistes de cette époque. [Pour la cohérence du récit, on doit supposer qu'elle était absente de son domicile]
Après ma sortie, j'ai repris immédiatement contact avec mon organisation. J'ai participé - et je m'en fait gloire - à la diffusion de notre Humanité du 10 juillet 1940, dans laquelle paraissait l'appel de nos camarades Maurice Thorez et Jacques Duclos, appel à la résistance française, le premier appel lancé sur le sol de la patrie.
Je pose alors la question à M. de Chevigné, directeur du journal Le Pays, organe gaulliste comme on sait, journal qui a été donné à M. de Chevigné par le général de Gaulle au lendemain de la libération, et journal qui n'a jamais paru clandestinement sous l'occupation. (Applaudissements à l'extrême gauche.)
Je demande à M. de Chevigné s'il peut mettre en parallèle des titres de résistance équivalents." (1)

Deux remarques sur ces déclarations. Tout d'abord, le motif et la date de libération indiqués par Denise Ginollin sont faux.

Ensuite, comme preuve de sa résistance à l'été 1940, elle met en avant la diffusion de l'Humanité du 10 juillet 1940 reproduisant un Appel à la Résistance du PCF.

Ce numéro de l'Humanité est un numéro... imaginaire. D'ailleurs, quelques jours après cette déclaration, pour soutenir la députée communiste, l'Humanité du 12 décembre 1947 publiera ce numéro du 10 juillet 1940 qui s'avérera être un faux fabriqué pour la circonstance. L'Humanité du 10 juillet reproduit un extrait falsifié de l'Appel au Peuple de France de juillet 1940 pour faire de ce texte pacifiste un Appel à la Résistance.

Denise Ginollin poursuit son discours en évoquant son arrestation en janvier 1943 par la SPAC (section policière anti-communiste), sa remise à la Gestapo, sa condamnation à mort, sa déportation à la prison de Schweidnitz et son activité pendant sa détention.

(1) Journal officiel du 7 décembre 1947, pp. 5535-5536.


Partie III

Séance du 9 décembre 1947 (1/3)

Le 9 décembre, dans une séance où cette fois c'est Denise Ginollin qui est absente, Pierre de Chevigné prend la parole pour répondre lui même aux questions qu'il a posées à la députée communiste et auxquelles elle n'a pas répondu dans son intervention du 6 décembre :

"M. le président. Le procès-verbal de la séance du samedi 6 décembre a été affiché et distribué.
II n'y a pas d'observation ?

M. Pierre de Chevigné. Je demande la parole.

M. le président. La parole est à M. de Chevigné sur le procès-verbal.

M. Pierre de Chevigné. Au cours de la séance du 5 décembre, Mme Ginollin subit, étant à la tribune, un certain nombre d'interruption et l'une de ses collègues communistes, Mme Eugénie Duvernois, s'écria — je cite le texte du Journal officiel : « Il y a un monsieur qui vient de dire que Denise Ginollin a été délivrée par la Gestapo! Je voudrais que cet homme-là vienne ici s'expliquer ». Ce n'était pas moi qui avais dit cela, mais nos collègues communistes ont voulu à toute force m'attribuer ces paroles. Peut-être ne prête-t-on qu'aux riches !

M. Jacques Duclos. Et vous l'êtes !

M. Pierre de Chevigné. Oh ! Plus pour longtemps ! (Rires au centre et à droite.)

M. Jacques Duclos. Cela dépend.

M. Pierre de Chevigné. Mes collègues communistes désirant absolument connaître mon opinion, m'encourageant, me stimulant à intervenir avec leur cordialité habituelles (Sourires), Je n'ai pas voulu les décevoir.
Je me suis donc levé à mon banc pour faire une courte déclaration. J'ai simplement demandé s'il est exact que Mme Ginollin a été arrêtée par les services de M. Langeron, alors préfet de police, au moment de l'occupation de Paris par les Allemands, et dans quelles conditions elle a été libérée.
Or, en lisant au Journal officiel le compte rends de la séance de samedi matin — c'est pourquoi j'interviens sur le procès-verbal de cette séance — je me suis aperçu que Mme Ginollin, prenant la parole sur le procès-verbal de la séance du vendredi après-midi, avait répondu avec vingt-quatre heures de retard à la question que je lui avait posée à la demande de ses collègues communistes.
Mais j'ai constaté que Mme Ginollin s'était exprimée d'une façon assez ambiguë. En effet, elle n'a pas spécialement répondu à la question précise que je lui avais posée. Elle n'a pas précisé ce qu'elle avait fait en 1940; elle a parlé de ce qui lui était arrivé en 1943.
Mme Ginollin a indiqué qu'elle avait été déportée, qu'elle avait souffert. Je m'incline, je tiens à le dire, devant les souffrances de notre collègue, déportée en 1943. Je lui en donne acte et je lui rends hommage sur ce point.
Mais enfin, mes chers collègues (l'orateur s'adresse à l'extrême gauche), vous avez été les premiers à admettre que la déportation n'était pas un blanchiment automatique pour ce qui avait pu se passer auparavant. Nous avons vu ici un certain nombre de nos collègues qui avaient été déportés et à qui vous avez demandé des comptes. Il en est d'autres qui ne sont pas revenus et à qui, peut-être, vous auriez demandé des comptes. Je me permets donc de dire à Mme Ginollin...

A l'extrême gauche. Elle n'est pas là.

M. Pierre de Chevigné. Elle-même m'a mis en cause quand je n'étais pas là.
D'ailleurs, je suis certain qu'elle trouvera d'excellents avocats dans son groupe — car ce que je vais dire s'adresse, par dessus sa tête, à son groupe.

Mme Madelaine Braun. C'est bien ce que nous pensions.

M. Pierre de Chevigné. La réponse de Mme Ginollin ne s'applique pas a l'année 1940 mais à l'année 1943 pour laquelle je ne l'avait pas mise en cause.
Mme Ginollin m'a gratifié d'un certain nombre de gentillesses : par exemple, que je me fournis habituellement, parait-il dans les poubelles de mes excellents confrères du Figaro et de l'Epoque.

M. Jacques Duclos. Du Pays !

M. Pierre de Chevigné. Mes collègues communistes, quand ils parlent de poubelles, devraient être prudents, car si les poubelles de nos confrères sont pleines actuellement, ils sont peut-être pour quelque chose. (Rires au centre et à droite.)
Je ne veux pas répondre aux accusations personnelles de Mme Ginollin. Elle m'a demandé ce que je faisais entre 1939 et 1944.

M. Arthur Ramette. Vous étiez ambassadeur !

M. Pierre de Chevigné. Cela n'offre pas d'intérêt. Je dois dire que je n'ai pas eu la chance, comme d'autres, de me battre à la tête de mon parti [Référence au motif mis en avant par Thorez en octobre 1939 pour justifier sa désertion]. J'ai dû me contenter de démocratique infanterie. (Rires et applaudissements au centre et à droite.)

M. Marcel Servin. Le parti communiste était alors le seul à lutter. Vous ne pouviez évidemment pas être à sa tête. (Rires et exclamations au centre et à droite.)

M. Pierre de Chevigné. Je fais confiance à la documentation du parti communiste pour retracer les étapes de mon activité entre 1939 et 1944.
Peut-être auront-ils un peu de mal pour savoir ce que j'ai fait jusqu'au milieu de l'année 1941 car, où j'étais, ils n'étaient peut-être pas très nombreux

M. Jacques Duclos. Où étiez-vous donc ?

M. Pierre de Chevigné. Mais enfin, à partir de 1941, les communistes me suivront assez facilement.
J'en viens donc tout de suite au cas qui nous intéresse, à savoir celui de Mme Ginollin.
J'ai dit que Mme Ginollin a été arrêtée en 1940. Je me permets de donner des précisions... (Interruptions à l'extrême gauche.)

Mme Eugénie Duvernois. Vous avez dit que Mme Ginollin avait été délivrée par la Gestapo.

Pierre de Chevigné. Je vais y venir, madame.

M. Roger Roucaute. Par conséquent, vous reconnaissez l'avoir dit.

M. Pierre de Chevigné. Non, je vais me battre pour quelque chose que je n'ai pas dit, ce qui décevra peut-être quelques uns de vos collègues qui m'ont adressé les gentilles épithètes de « lâche », « canaille », etc., etc.

A l'extrême gauche. Parfaitement !

M. le président. Ces épithètes sont maintenant très dévalorisées. (Très bien! très bien! et rires à gauche, au centre et a droite.)

M. Pierre de Chevigné. Nous sommes bien d'accord, monsieur le président.
Je précise que Mme Ginollin a été arrêtée le 20 juin 1940 à vingt heures trente, près de la station de métro « Saint-Martin » par l’inspecteur Clévy. Avec elle, ont été arrêtés Mme Schrodt et le nommé Tréand, âgé de trente-neuf ans, membre du comité central du parti communiste.
Tout de suite, Mmes Ginollin et Schrodt reconnaissent s'être concertées pour faire reparaître le journal l’Humanité. Tréand, qui est plus dur, se refuse à s’expliquer sur son activité.

M. Jacques Duclos. C’est un rapport de flic. Vous en êtes alors ?

A l'extrême gauche. Il était aussi du deuxième bureau !

M. Pierre de Chevigné. Non ! Mais je tiens à rendre hommage à cette police du 20 juin 1940 qui n’était pas la police de Vichy...

Mme Renée Reyraud. Vous osez le dire !

M. Pierre de Chevigné. ...et qui, les Allemands étant entrés à Paris, n’hésitait pas à surveiller les kommandantur et à arrêter les Français qui s’y présentaient. (Applaudissements au centre et à droite. - Exclamations à l'extrême gauche.)

M. Roger Roucaute. la D.G.E.R applaudit. [Direction Générale des Etudes et Recherches, service de renseignements français]

Mme Eugénie Duvernois. C'est de la provocation. (Rires à droite.)

M. Pierre de Chevigné. Je lis donc la déposition de Mme Ginollin. J'ai ici la photographie de l’original que je tiens à la disposition de ceux de nos collègues qui voudraient vérifier. Donc, dès le lendemain 21 juin, Mme Ginollin comparaît devant le commissaire de police Lafont.
Après avoir décliné son identité et précisé, entre autres, qu’elle fut sténo-dactylographe de 1935 jusqu'au début de la guerre au siège de la fédérations des jeunesses communistes, Mme Ginollin déclare - je cite textuellement :
« Il est tout à fait exact qu'avec deux camarades, Mme Schrodt et M. Tréand, j'ai songé à faire paraître régulièrement le journal l'Humanité. Nous avons eu cette idée lorsque nous avons vu publier divers journaux tels que Le Matin ou La Victoire  »
On se réclame ainsi de Bunau-Varilla ! [A la tête du journal Le Matin]
« Je me suis adressée à cet effet, il y a deux ou trois jours, au service de presse de la Kommandantur 12, boulevard de la Madeleine à Paris. (Rires au centre et à droite. - Exclamations à l'extrême gauche.)

M. André Dufour. Ne riez pas, messieurs, vous y étiez plus souvent que nous à la Kommandantur ! (Rires et exclamations à gauche, au centre et à droite.)

M. Pierre de Chevigné. « J'ai été reçue par le lieutenant Weber » - un nom que nous connaissons bien - « à qui j'ai exposé le dessein de mes camarades et le mien. Il m'a répondu qu'en principe rien, ne s'opposait à la publication d'un journal, sous réserve de se conformer aux instructions qui seraient données : interdiction d’y faire paraître des nouvelles de caractère militaire, des bulletins météorologiques, des appels à des rassemblements et, d'une façon générale, tous articles pouvant créer une certaine agitation. Il a ajouté qu’il ne pouvait se prononcer immédiatement et de son propre chef, une conférence de presse devant avoir lieu la Kommandantur.
« Je suis retournée le voir le lendemain, c’est-à-dire hier, il m’a fait attendre toute la matinée » - il n’est pas galant - « et s’est borné à m’inviter à repasser l’après midi, le résultat de la conférence de presse n'étant pas encore connu.
« Dans l'après-midi, à quatre heures environ, il m’a reçue et, après m’avoir donnée les consignes générales dont j’ai parlé, il m’a déclaré que l'Humanité pouvait paraître ajoutant même, qu’elle devait le faire le plus tôt possible... »

Voix nombreuses à l'extrême gauche. Elle n'a jamais paru !

M. Pierre de Chevigné. Vous allez voir pourquoi elle n'a jamais paru.
« Il était entendu que tous les articles devaient être préalablement soumis à la censure de la kommandantur. (Très bien ! très bien ! à droite.)
« Je précise qu’hier, avant d’être reçue par le lieutenant Weber, j’ai eu à faire à un certain Dalbiez, que je ne connaissais pas et qui m’a paru être d’origine grecque, lequel m’a lu un certain nombre d’articles, donnant à entendre le « ton convenable ».
« Pour faire paraître l’Humanité, nous nous sommes adressés mes camarades et moi, à M. Dangon, demeurant 123, rue Montmartre, ex-imprimeur de l'Humanité. C’est moi qui suis allée le voir deux ou trois fois. M. Dangon m’a déclaré qu’il était prêt à imprimer le journal dès que nous aurions l’autorisation de paraître.
« La publication devait commencer, en principe, demain à midi... »,
Elle n’a pas commencé et pour cause, puisque la police française a arrêté M. Tréand et Mme Ginollin. (Exclamations à l'extrême gauche.)

M. Fernand Grenier. Entre 1940 et 1944, les collaborateurs et rédacteurs de l'Humanité ont été fusillés par suite de l'action de ce journal et parce qu'il paraissait clandestinement. Voilà la vérité !

M. Georges Cogniot. L'Humanité clandestine a publié 317 numéros illégaux. Il n'y a pas un seul journal qui pourrait en dire autant.
Vous devriez avoir honte de la besogne que vous faites. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

M. Pierre de Chevigné. Je sais que vous avez mis en cause le journal que j'ai l'honneur de diriger, Le Pays. On lui a reproché de n'avoir pas paru dans la clandestinité. Certes, Le Pays n'a pas été un journal clandestin, mais de cette clandestinité-là, avec imprimatur du lieutenant Weber, moi je n'en aurais jamais voulu. (Applaudissements au centre et à droite.)

Mme Madelaine Braun. C'est un roman d'Agatha Christie que vous nous racontez là.

M. Pierre de Chevigné. Non, car c'est un triste roman policier.

M. Fernand Grenier. Il est très « moche » votre roman.

M. Pierre de Chevigné. Je continue ma lecture :
« la publication devait commencer, en principe, demain à midi, M. Dangon ne pouvant réunir les moyens matériels d’exécution auparavant. Je devais lui apporté la copie hier soir. Je ne lui ai rien apporté, ayant été arrêtée avec mes camarades avant d’avoir pu faire quoi que ce soit
« L'impression du journal l'Humanité devait être, dans notre esprit, payée grâce aux fonds provenant d’une souscription que nous nous proposions de lancer dans le public avec, naturellement, l’autorisation de la Kommandantur...»

M. Marcel Servin. N'est-ce pas la Gestapo qui devait payer le journal ?

M. Pierre de Chevigné. On ! Non, la Gestapo faisait de meilleurs placements ! (Rires au centre et à droite.)

M. Fernand Grenier. Elle misait par exemple sur le gaulliste Hardy.

M. Pierre de Chevigné. « En résumé, il est parfaitement exact que nous nous proposions, mes camarades Schrodt et Tréand, de faire reparaître dès demain, si la chose avait été possible, le journal l'Humanité.
« Sur demande (1). Je devais personnellement me charger de la rédaction générale du journal. Ma camarade Schrodt devait m'aider, sans attribution définie. M. Tréand devait s'occuper, lui aussi du journal d'une façon générale. Il est vraisemblable que le gérant eût été M. Schrodt mais nous n'avons même pas eu le temps de le consulter.
« Nous devions d’abord nous installer dans un petit bureau...».
Je passe, cela ne présente pas grand intérêt et ne change rien au fond de l'histoire.
Mais il y a par la suite quelques réponses assez suggestives. A une question : « Pouvez-vous justifier d'une autorisation quelconque des autorités militaires allemandes ? », Mme Ginollin répond : « Je vous ai exposé en toute sincérité les démarches que j'avais faites. Je n'ai aucune autorisation écrite. Je vous représente toutefois un lassez-passer qui m'a été délivré par le lieutenant Weber à qui j'ai eu affaire...»

M. Marcel Servin. Quand aurez-vous fini de calomnier le parti qui à verser son sang plus que tous les autres partis réunis ! (Applaudissements à l'extrême gauche. - Protestations à gauche, au centre et à droite.)

M. Pierre Villon. Vous êtes arrivés en France après la Libération. A vingt kilomètres derrière le front, vous ne pensiez qu'à dissoudre les états-majors FFI.
Voilà l'homme qui ose attaquer le parti communiste.

M. Marcel Servin. Quand on parlait de poubelles, tout à l'heure, on était trop modeste.

M. Robert Bruyneel. Est-ce vrai ou n'est-ce pas vrai ?

M. Marcel Servin. M. de Chevigné lui-même sait que ce n'est pas vrai.

M. Pierre de Chevigné. Je suppose que vous n'avez tout de même pas peur d'écouter ce que je dis ?

M. Marcel Servin. Moins peur que vous. Je constate simplement qu'il a fallu deux ans pour forger ces documents.

M. Arthur Ramette. On a mis deux ans pour fabriquer un faux.

M. Pierre de Chevigné. Sur une autre demande : « Vous n'ignorez pas que le journal l'Humanité a été suspendu. Pourquoi dès lors avez-vous tenté de le publier à nouveau ? », Mme Ginollin répond : « J’ai agi avec bonne foi. Je me suis adressée aux autorités allemandes parce que j’avais cru que c’était ce qu'il convenait de faire. Si j’avais cru qu il était nécessaire de m’adresser aux autorités françaises, je l’aurais fait aussi bien. (Rires à droite.) Je pensais que les décrets de suspension et de dissolution dont il vient d'être question ne recevaient plus d’application. »
Après lecture Mme Ginollin ajoute : « il est exact que l'Humanité devait paraître avec l’indication « organe central du parti communiste français »[»].

M. Georges Cogniot. Signé Jules Moch.

M. Arthur Ramette. Oh oui ! c'est « moche ». Les rédacteurs manquent d'imagination.

M. Pierre de Chevigné. Mme Ginollin a été encore interrogée le même jour. Son deuxième interrogatoire n’a pas grand intérêt et, au fond, confirme le premier.

M. Jacques Duclos. Vingt-deux, v'là les flics !

M. Pierre de Chevigné. J’indique simplement qu’interrogée sur les documents trouvés en sa possession quand elle fut arrêtée, Mme Ginollin déclara qu'ils lui avaient été remis par Tréand et qu’elle se proposait de les soumettre à la censure allemande pour publication dans le premier numéro imprimé de l’Humanité.

Mme Madelaine Braun. Où étiez-vous donc pour savoir tout cela ?

M. Pierre de Chevigné. Voici la liste de ces documents : un feuillet « La cinquième colonne chante victoire », un exemplaire de l'Humanité clandestine du 19 juin, un article intitulé : « Les radotages de Gustave Hervé », enfin un tract ainsi libellé : « Assez de sang, assez de misère et de ruines ». Ce tract était probablement destiné à exalter l'esprit de la Résistance. (Applaudissements au centre, à droite et à gauche. - Exclamations à l'extrême gauche.)

M. Marcel Servin. Qui donc disait qu'il ne fallait pas tuer d'Allemands ? C'était quelqu'un que vous connaissez bien et qui parlait derrière son micro à Londres (Applaudissements à l'extrême gauche. - Protestations au centre et sur divers bancs à gauche et à droite.)

M. Pierre de Chevigné. J'ai également l'interrogatoire de M. Tréand [...]" (2)

(1) Le Journal officiel indique de manière erronée "Sur demande, je devais". Or, dans la déposition on peut lire "Sur demande. Je devais [...]". ("Sur demande." désignant une question du commissaire Lafont).
(2) Journal officiel du 10 décembre 1947, pp. 55605561 et 5562.


Partie IV

Séance du 9 décembre 1947 (2/3)

Pierre de Chevigné poursuit en lisant l'interrogatoire de Maurice Tréand :

"M. Pierre de Chevigné. J'ai également l'interrogatoire de M. Tréand daté du même jour par le même commissaire Lafont. Tréand, lui, avait plus de métier. Il a commencé d'abord par tout nier. Quand on lui a montré la déposition de Mme Ginollin, qu'il a vu les documents qui avaient été saisis sur elle, il a fait une deuxième déposition, d'ailleurs courageuse et dont voici des extraits.

M. Georges Cogniot. Vous étiez donc là ?

M. Pierre de Chevigné. Tréand prend ses responsabilités et déclare : « J'estime que je n’avais pas à fournir spontanément des renseignements sur mon activité politique mais dès l’instant où des documents on été trouvés, tant sur une camarade que sur moi à ce sujet, je tiens à prendre mes responsabilités.
« Depuis lundi, en effet, nous nous sommes rencontrés quotidiennement, ma camarade Ginollin et moi, et nous nous tenions au courant de ce que nous faisions dans l’ordre d’idées qui nous intéressait. Désireux de faire reparaître l’Humanité dans les circonstances actuelles où, estimions-nous, elle avait un rôle à jouer, nous nous sommes adressés à la kommandantur pour savoir dans quelles conditions notre journal pourrait paraître. Nous tenions en effet, à ce que la chose eût un caractère de régularité indiscutable. (Rires au centre et à droite.) Mes notes traduisent très bien l'état d’esprit dans lequel nous agissions et l’attitude que nous avions adoptée ».
C’est un homme régulier M. Tréand; il voulait être en règle avec la loi; c’était, certes, la loi allemande, mais enfin, la loi quand même. (Rires sur les mêmes bancs. - Protestations à l'extrême gauche.)

M. Marcel Servin. Que vous respectiez.

M. Pierre de Chevigné. Après lecture, M. Tréand ajoute : « J'insiste sur ce fait : Par là même que nous nous adressions à M. Dangon, imprimeur de l'Humanité, nous montrions que notre activité était ostensible et la publication de l'Humanité régulière, et que, dès lors, il n’y avait rien de commun avec la publication de numéros ronéotypés pouvant être diffusés de façon plus ou moins clandestine, soit maintenant, soit dans l'avenir ».
M. Tréand déclare ensuite :
« Ma camarade Ginollin n’a fait de démarches que sur mes indications. J’ai été amené à lui conseiller celles-ci dans les circonstances suivantes : Revenant de Lille, où j'ai constaté que rien ne pouvait être publié sans l'autorisation de la Kommandantur, j'y ai appris, en outre, qu'en Belgique, un journal communiste ou plus exactement plusieurs journaux communistes paraissaient régulièrement avec l'autorisation des autorités allemandes locales ».

Mme Eugénie Duvernois. Vous ne connaissez pas beaucoup la lutte dans la clandestinité pour dire de pareilles énormités.

A l'extrême gauche. Flicaille !

M. Pierre de Chevigné. Ce n'est pas moi qui le dit, c'est M. Tréand.
« J'en ai conclu...

M. Georges Cogniot. C'est absolument faux.

M. Pierre de Chevigné. «... que ce qui était fait dans un lieu devait l'être dans l'autre, ou tout au moins pouvait l'être, et c'est alors que j'ai eu l'idée des démarches dont il vient d'être question.
« J'étais de très bonne foi et j'étais convaincu que seules les autorités locales d'occupation pouvait trancher les questions relatives à la publication du journal ».

M. Georges Cogniot. Qui vous a remis ces documents ?

M. Marc Sangnier. N'interrompez pas.

M. Pierre de Chevigné. J'entends demander où j'ai eu ces documents. Mais ce sont des documents de justice parfaitement réguliers. Ils se trouvent dans les archives, où vous pouvez les consulter. (Applaudissements au centre, à droite et sur quelques bancs à gauche. Exclamations à l'extrême gauche)
Les interrogatoires sont toujours dans les dossiers des inculpés au petit Parquet. [...]" (1)

(1) Journal officiel du 10 décembre 1947, p. 5562.


Partie V

Séance du 9 décembre 1947 (3/3)

Après avoir lu des extraits des dépositions de Jeanne Schrodt et de l'imprimeur Dangon, entendu comme témoin, cité les deux lettres de l'administration pénitentiaire annonçant les libérations de Ginollin et de Tréand et mentionnant l'intervention des Allemands, et évoqué un passage du procès-verbal rédigé par la commissaire Lafont, le député des Basses-Pyrénées conclut son intervention en annonçant qu'il publiera le lendemain dans son journal tous les documents cités et en condamnant la tentative de légalisation de l'Humanité en juin 1940 : 

"M. Pierre de Chevigné. [...] J'ai également sous les yeux les interrogatoires de Mmes Schrodt et Grunenberger. Ce sont des comparses dont les interrogatoires n'ajoutent rien au fond de l'affaire. Je vous lis quelques lignes d'une déposition de Mme Schrodt, qui confirme tout simplement :
« J'ai revu Mme Ginollin hier soir, à vingt heures trente environ, au métro Saint-Martin. Elle nous a déclaré que le lieutenant Weber avait, en tant que représentant de la Kommandantur, donné son assentiment à la publication de l'Humanité et que nous pourrions paraître vingt-quatre heures après c'est-à-dire aujourd'hui même, après avoir soumis les articles au visa de la censure. Elle devait, a-t-elle ajouté, revoir le lieutenant Weber à vingt-deux heures environ ».
J'ai enfin une déposition qui peut être contrôlée, celle de M. Dangon. M. Dangon, lui, n'était pas inculpé, ni arrêté; c'était un témoin libre. Vous le connaissez bien, c'est lui qui a imprimé l'Humanité, je crois, de 1925 à 1929. [...]

M. Pierre de Chevigné. M. Dangon reconnait avoir reçu la visite de Mme Ginollin, le 20 juin 1940, eu vue de la reparution de l'Humanité.
Dans la soirée, il lui fut remis une somme de 50.000 francs pour couvrir les premiers frais de remise en route — à ce moment-là, l'impression des journaux copiait moins cher qu'aujourd'hui... [...]
M. Pierre da Chevigné. Je ne vous lis pas la fin de la déposition de M. Dangon. Elle fait que confirmer les précédentes.
Mais l'intention de faire reparaître l'Humanité avec la bénédiction de la kommandantur était si claire que le commissaire Lafont prit la décision suivante — celle-là, je vous la lis :
« ...Vu ce qui précède :
« Attendu que la nommée Reydet, femme Ginollin, la nommée Lacloche, femme Schrodt, le nommé Tréand Maurice, la nommée Roux, femme Grunenberger, sont inculpés :
1° D'infraction au décret du 26 septembre 1939, portant dissolution des organisations communistes;
« 2° D'infraction au décret du 24 août 1939, autorisant la saisie et la suspension de certaines publications, décret en vertu duquel le journal l'Humanité a été suspendu suivant arrêté du ministre de l'intérieur du 26 août 1939, régulièrement notifié le même jour;
« Mettons les quatre personnes ci-dessus à la disposition de M. le procureur de la République, à qui nous transmettons la présente procédure avec les trois scellés dont il a été ci-dessus question. »
Cas quatre inculpés sont donc maintenus en prison; Mmes Ginollin, Schrodt et Grunenberger à la Petite-Roquette, et M. Tréand  à la Santé.
Ils en sortiront tous les quatre, non pas en juillet, comme l'a dit Mme Ginollln au cours de la dernière séance, mais quatre jours après, c'est-à-dire le 25 juin.
C'est très utile d'avoir des amis. Cela permet de sortir par la grande porte !
Les amis de Mme Ginollln et de M. Tréand, vous allez les connaître par la courte lettre que vais vous lire, adressée par le directeur de la maison d'arrêt de la Petite-Roquette à M. le procureur général près la cour d'appel de Paris :
« J'ai l'honneur de vous rendre compte qu'au cours d'une visite des autorités allemandes, hier 25 juin, à la prison de la Roquette, la détenue désignée ci-après a été libérée sur ordre de M. la docteur Fritz, conseiller supérieur près le chef de l'administration supérieure allemande à la Chambre des députés :
« Reydet Eglantine Denise, femme Ginollln, âgée de trente-deux ans, inculpée d'infraction au décret du 26 septembre 1939 et publication irrégulière d'un périodique, mandat de dépôt de M. le juge d'instruction Pihier du 22 juin 1940. » (Interruptions à l'extrême gauche.)

M. Pierre July. Voilà de la résistance, ou je n'y connais rien.

M. Fernand Grenier. Si vous nous parliez des rapports de Passy et de la France libre de Londres, avec la cagoule, pendant l'occupation ? (Exclamations au centre et à droite)

M. Pierre da Chevigné. Une lettre analogue a été adressés presque dans les mêmes termes par la directeur de la prison de la Santé à M. Pihier, juge d'instruction.

M. Georges Cogniot. C'est un vrai répertoire de police !

M. Pierre de Chevigné. Ce ne sont pas des rapports de police, Il s'agit d'une lettre adressée au juge d'instruction :
« J'ai l'honneur de vous rendre compte que le nommé Tréand Maurice Joseph, écroué le 22 juin 1940 en vertu d'un mandat de dépôt de votre cabinet pour l'infraction au décret-loi du 26 septembre 1999 et fabrication irrégulière d'un périodique supprimé, a été mis en liberté ce jour par ordre verbal de M. Fritz, conseiller supérieur de l'administration militaire allemande »
Si vous considérez que ces pièces sont des faux, je vous réponds d'abord que vous pouvez les consulter, ensuite — je vais vous rendra la partie belle — que je vais les publier demain matin et vous pourrez ainsi très facilement me poursuivre en diffamation. (Applaudissements à droite et au centre.)

Mme Engénie Duvernois. Ce n'est pas avec cela que vous salirez la Résistance.

M. Roger Roucaute. Ce sont des rapports de « flics ».

M. Pierre de Chevigné. Je referme ce dossier. Je crois que la cause est entendue.
Avant l'armistice, c'est ce qui est le plus grave, alors que le feu n'avait pas cessé, alors que des Français mouraient encore, alors que déjà, dans l'Empire et les territoires alliés, des hommes reprenaient la lutte, d'autres Français pensaient à s'arranger avec les autorités allemandes pour reprendre leur activité partisane. (Protestation à l'extrême gauche.)

Mme Engénie Duvernois. C'est une insulte à nos morts ! [...]

M. Robert Bruyneel. Oui ou non, Mme Ginollin a-t-elle fait les démarches dont on a parlé ?

M. Marcel Servin. Non, vous le savez bien.

Mme Eugénie Duvernois. C'est du roman policier !

M. Georges Cogniot. C'est du Jules Moch !" (1)

(1) Journal officiel du 10 décembre 1947, pp. 5562, 5563 et 5564.


Partie VI

Denise Ginollin

La polémique entre Denise Ginollin et Pierre de Chevigné prend fin à la séance du 11 décembre avec un dernier échange entre les deux protagonistes.

Au début de cette séance, sous le prétexte d'un rappel au règlement, la député communiste prend la parole pour dénoncer les propos que ce dernier a tenus dans l'hémicycle le 9 décembre :

"Mme Denise Ginollin. Mesdames, messieurs, j'ai été mise en cause M. de Chevigné dans des termes qu'il ne m'est pas possible de laisser sans réponse.
J'ai, d'abord, quelques remarques à faire sur la façon de procéder de M. de Chevigné. [...]
J'en arrive au fait lui-même. (Mouvements divers au centre et à droite.)
Soyez tranquilles ! Vous allez être servis. (Applaudissements à l'extrême gauche.)
Vous avez fait état, monsieur de Chevlgné, de documents qui, je l'affirme, ne sont autre chose que des faux qui déshonorent ceux qui les utilisent et ceux qui les répandent. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

[Juin 1940]

Vous avez prétendu que je ne m'étais pas expliquée sur mon activité en 1940. Permettez-moi de vous répondre, monsieur de Chevigné, que vous ne savez pas lire. Mais je vais vous y aider. [...]
En juin 1940, lors de la débâcle, j'étais à Paris. Alors que la radio semait la panique, appelait à la fuite, j'ai considéré que mon devoir était de rester dans ma ville. Car je savais que rien n'était fini. Les Boches arrivaient à la porte de Montreuil. Je les ai vus camper place de Clichy. Mais, je savais qu'un jour ils fuiraient et je suis restée a Paris, dans mon pays, pour aider, dans la mesure de mes moyens, à leur défaite. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

[Arrestation puis libération]

J'ai été arrêtée en 1940, je le répète, comme militante communiste pour mon activité illégale au service de mon pays depuis 1939, activité que j'ai reconnue avec fierté devant le juge d'instruction. (Applaudissements sur les mêmes bancs.) La police allemande, vous le savez bien ! à cette époque, n'opérait pas elle-même. Elle faisait agir la police française, et certains policiers — je dis bien : certains — qu'on retrouve dans le syndicat des épurés, déployaient à cette besogne un zèle méritoire.
J'ai été arrêtée en 1940 par la police française. J'ai été libérée de la prison de la Roquette avec d'autres détenues, arrêtées pour propos dans les queues ou pour faits de ce genre. Vous auriez sans doute voulu, monsieur de Chevigné, que je refuse de quitter la prison de la Roquette et que les Boches me trouvent dans quelque camp de concentration, d'où ils auraient pu m'envoyer au poteau d'exécution ? Libérée par la Gestapo, avez-vous dit ! Le mensonge est un peu gros. Il vous est facile de vérifier.
J'habitais alors 87, rue des Orteaux, dans le 20e arrondissement, et vingt-quatre heures après ma libération de la Petite Roquette la police se représentait à mon domicile pour m’arrêter à nouveau. Vous pouvez vérifier, si vous le voulez. [...]

[Résistance]

Dès que j'ai été libre, j'ai repris mon activité de militante. Vous ne semblez pas goûter beaucoup cette autre époque de mon activité de résistante, monsieur de Chevigné ! Je m'en excuse, mais je renouvelle mes déclarations. J'ai échappé encore à la police, en 1942, à Troyes, où je n'ai dû ma liberté qu'à la fuite, en abandonnant entre les mains des policiers de Pétain mes papiers d'identité, mon argent et mes vêlements.
Quant à mon arrestation en 1943, je rappelle que j'ai été arrêtée par la S.P.A.C. et livrée par elle à la Gestapo, condamnée à mort par le tribunal allemand de Nantes pour aide aux francs-tireurs et partisans, puis déportée à Ravensbruck et Mauthausen (Applaudissements à l'extrême gauche) [...]

Mme Denise Ginollin. Mon attitude au camp a été celle d'une Française qui considérait que la Résistance n'était pas terminée pour elle.

[L'Humanité]

J'ai relevé dans l'intervention de M. de Chevigné parlant du journal qu'il dirige, cette remarque : « Le Pays n'a pas été un journal clandestin. Mais de cette clandestinité-là, avec l'imprimatur du lieutenant Weber, moi, je n'en aurais pas voulu » Eh bien ! monsieur de Chevigné, je vous demande d'amener un seul numéro de « l'Huma » qui ait paru avec l'approbation de la kommandantur. (Applaudissements à l'extrême gauche. Exclamations au centre et à droite.) Pas un seul numéro de l'Humanité n'a paru avec l'autorisation de cette kommandantur et vous savez bien que l'Humanité a été le seul organe clandestin à cette époque. (Protestations au centre et à droite. —Applaudissements à l'extrême gauche.) [...]

Mme Denise Ginollin. C'est l'honneur de notre « Humanité », c'est l'honneur de notre comité central et de tous nos militants communistes d'avoir été les premiers à braver la Gestapo et la police de Pétain pour ranimer l'espoir des Français et pour appeler les patriotes à la Résistance, et vos faux et vos injures n'effaceront jamais cela. Vous le savez et c'est ce qui vous enrage. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

[Références de M. de Chevigné]

Voilà mes références. Mais maintenant, je veux citer les références de M. de Chevigné.
J'affirme que les basses calomnies et les faux dont il a fait usage, il est allé les chercher, je le répète, dans les poubelles de journaux comme l'Epoque, qui compte parmi ses collaborateurs un certain Picard, lequel a été, sous l'occupation, le chef des indicateurs envoyés par les Boches dans les organisation de résistance, ce M. Picard blanchi maintenant comme tant d'autres et qui a été arrêté, il y a quelque temps, pour une affaire liée au plan bleu. (Exclamations au centre et à droite.)
Ces gens-là, convaincus de trahison, ne sont pas à un faux près, n'est-ce pas ? [...]
Je pourrais ajouter d'autres noms à cette liste, car j'en ai beaucoup. M. de Chevigné est bien en cour, comme vous le voyez. On a les amis qu'on mérite. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

[faux dignes des officines de la Gestapo]

Mme Denise Ginollin. [...] Mais je répète que les documents que vous utilisez, monsieur de Chevigné, sont des faux dignes des officines de la Gestapo (Applaudissements à l'extrême gauche.)
Tous ont été fabriqués pour la mauvaise cause que vous servez aujourd'hui et qui n'est pas celle de la République.
Si vous saviez que j'ai été, à un moment quelconque, libérée par la Gestapo et compromise par elle, vous vous garderiez bien de le dire aujourd'hui, vous vous garderiez bien de me démasquer. Vous feriez avec moi comme vous avez fait avec d'autres. pour que je continue, au sein de mon parti, la sale besogne que faisaient ces traîtres, que nous avons chassés de nos rangs et qui ont trouvé la mort qu'ils méritaient, la mort des lâches. (Applaudissements à l'extrême gauche.)
Si j'avais été libérée par la Gestapo, compromise par elle, je n'aurais pas été condamné à mort par un tribunal militaire allemand et déportée à Ravensbruck et à Mauthausen. (Applaudissements à l'extrême gauche.) Je n aurais pas sur moi les traces des violences que j'ai subies. La Gestapo aurait simulé une évasion, comme elle a fait pour d'autres, et j'aurais pu faire, au sein de la Résistance, le travail de traîtres comme Hardy, pour lequel vous réclamez [pitié ?] et qu'on retrouve parmi les hommes du plan bleu. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

[Calomnies du PCF]

Tout cela, vous le savez. Mais vous mentez parce que le parti communiste apparaît de jour en jour davantage comme le seul décidé défendre les institutions républicaines et l'indépendance français contre vous, comme il les a défendues contre l'occupant. (Applaudissements à l'extrême gauche. — Exclamations et rires au centre et à droite.)
Vous en êtes réduit à l'insulte et à l'utilisation de faux policiers parce que vous ne pouvez plus, parce que vous ne pourrez plus renouveler ce que vous avez fait contre le parti communiste : l'emprisonnement des militants, la destitution des élus et l'assassinat des communistes, malgré ce que souhaite le rassemblement du peuple français, auquel vous appartenez. (Exclamations au centre et à droite) — (Applaudissements à l'extrême gauche.)
Votre haine anticommuniste vous conduit déjà loin. Mais vos insultes et vos faux policiers me montrent que j'ai bien fait de choisir le chemin qui est le mien, et je veux vous dire, du haut de cette tribune, ma fierté d'appartenir au parti que vous attaquez avec de telles armes.
De ce côté de l'Assemblée (l'extrême (fauche) nous nous appuyons sur quelque chose de solide. Ce quelque chose, c'est le peuple, et contre cela vous ne pourrez jamais rien faire. C'est tout ce que j'ai à vous dire.  (Applaudissements prolongés à l'extrême gauche.)". (1)

Denise Ginollin maintient sa position en arguant que les accusations de Pierre de Chevigné ne sont que des calomnies, des mensonges et des insultes visant à discréditer le Parti communiste avec des documents qui ne sont que des "faux dignes des officines de la Gestapo".

(1) Journal officiel du 12 décembre 1947, pp. 5622-5623.


Le Président

Avant de donner la parole à Pierre de Chevigné, le président fait été de sa lassitude en soulignant que cette polémique n'a que trop duré :

M. Pierre de Chevigné. Je demande la parole. [...]

M. le président. Il faut en finir avec cet incident.

M. Pierre de Chevigné. Je suis entièrement d'accord avec vous, monsieur le président.

M. le président. Il est exact qu'à deux reprises cet incident a été évoqué ici; la première fois, l'un des interlocuteurs manquait; la seconde fois, c'était l'autre.
Nous ne pouvons admettre que, de ce fait, de tels incidents ne cessent de rebondir. Je viens de donner la parole à Mme Ginollin par une interprétation, je crois, libérale du règlement (Approbations au centre et à droite), comme je l'ai fait avec vous, monsieur de Chevigné. (Rire à l'extrême gauche.)
Je vous demande, monsieur de Chévigné, de comprendre qu'il faut en finir. Cependant, puisque vous avez été mis en cause, je veux bien vous autoriser à dire quelques mots, mais quelques mots seulement, et l'incident sera clos. (Très bien ! très bien ! sur de nombreux bancs.)". (1)

(1) Journal officiel du 12 décembre 1947, p 5623.


Pierre de Chevigné

Accusé d'être un menteur et un falsificateur, Pierre de Chevigné propose à Denise Ginollin de régler leur différent devant la justice en précisant que si les faits qu'il dénonce sont exacts alors une instruction pour intelligence avec l'ennemi devra être ouverte contre PCF, et fait cette proposition en lui rappelant à demi-mot sa présence dans la délégation communiste reçue à l'ambassade d'Allemagne le 26 juin 1940 :

"M. Pierre de Cheyigné. C'est entendu monsieur le président. Je vous remercie. Je ne garderai pas la parole plus d'une minute.
Je comprends très bien l'émotion de Mme Ginollin et celle de son parti. (Rires et exclamations à l'extrême gauche.) J'ai apporté, à la tribune de cette Assemblée,...

M. Arthur Ramette. Mouchard !

M. Pierre de Chevigné. ...des documents, des faits...

A l'extrême gauche. Des calomnies.

M. Pierre de Chevigné. ...qui, s'ils sont exacts, sont, en effet, très graves, accablants, car, s'ils sont exacts, ils constituent un crime d'intelligences avec l'ennemi ! (Très bien ! très bien ! au centre à droite. — Exclamations à l'extrême gauche.) [...]

M. Pierre de Chevigné. Je partage l'opinion de M. le président de cette Assemblée; cette affaire ne doit plus être évoquée dans cette enceinte.
Il y a quelques jours, j'ai proposé au parti communiste de la transporter dans une autre enceinte, dans une enceinte de justice. Dans cette enceinte de justice, si les faits ne sont pas reconnus exacts, c'est moi qui serai condamné; s'ils sont reconnus exacts, nul doute qu'il sera ouvert une instruction pour intelligences avec l'ennemi contre Mme Ginollin et contre son parti nom duquel elle a agi. (Applaudissements sur de nombreux bancs au centre, à gauche et à à droite. — Vives protestations à l'extrême gauche.) [...]

M. Pierre de Chevigné. Je demande donc à Mme Ginollin de venir avec moi devant la justice. [...]

M. Pierre de Chevigné. Je tiens en passant à l'informer — car elle n'a pas l'air de le savoir — que si Le Pays n'a pas paru sous l'occupation, c'est parce que j'avais quitté la France et que j'étais... [...]

M. Pierre de Chevigné. J'étais alors, depuis juin 1940, dans les forces françaises combattantes. (Applaudissements au centre.) Je suis certain que, de son côté, Mme Denise Ginollin justifiera sa conduite du 20 juin et qu'elle justifiera aussi sa conduite au lendemain de sa libération, quand elle est allée faire quelques autres visites dont nous pourrons reparler un jour ou l'autre.

A l'extrême gauche. Calomniateur !

M. Pierre de Chevigné. Je donne rendez-vous maintenant à Mme Ginollin et surtout au parti communiste, qui se solidarise avec elle, devant la justice. (Applaudissements sur de nombreux bancs au centre, à gauche et à droite.) [...]

M. le président. L'incident est clos." (1)

(1) Journal officiel du 12 décembre 1947, pp. 5623-5624.